C215 Portrait au pochoir à Colombo, Sri Lanka
Christian Guémy voyage pour apporter son travail dans des environnements vierges et immaculés, c’est-à-dire dans des endroits non connus de la culture street art. Nous avons découvert qu’il ne se cachait pas de critiquer certains lieux comme New York ou Londres, mais c’est la critique de sa propre ville, Paris, qui résonne vraiment. Tout droit du Sri Lanka, nous savons maintenant ce qui guide cet artiste hors des sentiers battus.
Le ressentiment qui a conduit Guémy en dehors de sa propre ville va à l’encontre de ce qu’il décrit comme la « scène trendy », où le street art et le graffiti ont été transformés en quelque chose à la mode, et qui pourrait lui repprocher ? Malgré le fait que Guémy n’est pas un petit joueur, il reste remarquablement fidèle au sentiment caractéristique et originel de mai 68, une date attribuée à la naissance du street art à Paris :
En ce moment historique de véritable révolte sociale, étudiants et travailleurs ont fait la grève ensemble, unifiés par la critique de la société capitaliste et tout ce qu’elle implique. Par la suite, cela éclaira un mouvement de street art et une génération d’artistes concernés par la liberté d’expression et les libertés individuelles.
Vue sous cet angle, la mission globale de Guémy pour disposer ses pochoirs complexes partout dans les villes ajoute à son attraction altruiste louable ; sa créativité ne connaît littéralement pas de frontières, physique ou autre. Son travail est passionnant, plein de sens et visuellement incroyable, mais c’est bien dans l’intention cachée derrière que se situe la véritable intrigue.
Il est clair que Guémy ne fait pas qu’amener son travail dans de nouveaux endroits, mais dissémine la « bonne parole » ; c’est-à-dire la toute puissance du dogme de la vertu personnelle et de l’intégrité de la rue. Par rejet total de la potentielle corruption que peut impliquer le succès commercial, cet artiste cherche de nouveaux territoires avec la volonté de garder son authenticité artistique, mais aussi comme une résolution de son inébranlable perception de soi.
Le mot que répète le plus C215 est « liberté »; si l’on essaie d’en faire de la psychanalyse, cela peut nous évoquer une notion de complexe:
Sa préoccupation constante envers ceux qu’il n’étiquette jamais explicitement comme étant des vendus ou au moins des fashion-victimes (et pourtant, le sous-entendu est clair) suggère une tension interne, particulièrement quand il défend son propre credo de projet – « c’est un style de vie, à la mode ou non » … « certains disent que je suis à la mode, certains non, personnellement ça m’est égal » – révélant une face cachée vulnérable.
La question sur la « liberté », bien qu’elle soit complexe, a quelque chose à voir avec une perception d’insuffisance ou de trop plein.
Cette détermination à rester libre face aux contraintes et aux impositions résulte d’une calamité qui commence à s’encrer dans la culture de la rue et du graffiti : les artistes gagnent de plus en plus en popularité et en succès par la reconnaissance des institutions, ce qui est contradictoire avec la réalité et les difficultés de créer (illégalement) de l’art dans la rue. Cette tribulation grandissante est un point délicat pour les artistes comme C215.
Quand nous l’avons questionné sur le rapport à nature commerciale de son travail, Guémy est visiblement irrité : tout d’abord il répond rapidement « ce n’est pas de la publicité », défendant la candeur de son travail, et révélant son ressenti vis-à-vis de la proximité entre le succès commercial et l’implosion totale. Mais ensuite, réalisant peut-être la futilité de nier la liste des expositions en galerie et des ventes de peinture à son nom, il devient soudainement songeur, et admet gentiment cette contradiction en admettant : « nous avons tous un travail ».
A travers cet entêtement et une nature impulsive et hésitante – qui, je commence à comprendre font simplement partie du caractère de Guémy – il retire rapidement tout aveu commis par inadvertance, changeant drastiquement son ton et retournant à la position critique qu’il tient envers ceux qui sont « obnubilés par leur couverture médiatique ». Sans surprise, il en revient à critiquer à nouveau ces villes qui, des ses propres dires, ont perdu leur potentiel pour toute véritable expérimentation, soulignant le fait qu’il est actuellement à l’autre bout de la Terre dans un effort de vivre et de travailler selon ses principes.
Djerbahood, Tunisia
L’intérêt principal de Guémy est que l’essence de son travail reste authentique, c’est à dire libre de tout commerce, spectacle, ou toute autre consécration mal perçue. Il se rebelle contre une force invisible prête à faire des compromis, incarnée (du moins pour lui) dans la popularité sans cesse grandissante du mouvement. La liberté pour Guémy veut clairement dire l’individualisme, combiné avec une bonne dose de justification personnelle.
Dans un dernier effort pour le percer à jour, j’ai interrogé Guémy à propos de son utilisation des réseaux sociaux et j’ai reçu une réponse qui, une fois de plus, incarne le respect d’une vocation de démarche morale personnelle, combinée avec quelques tensions internes.
Les 400.000 likes environ de Guémy sur Facebook prouvent que ce n’est pas un artiste à la marge, un ennemi de la société – ce qu’il aimerait mettre en avant-, mais il garde une véritable idéologie unique en terme d’exposition médiatique digitale :
« Je ne pense pas que l’on peut séparer le street art d’internet. Je prends une image de la réalité et ensuite je la transforme en pochoir, mais cela conserve toujours ces racines virtuelles. La peinture est elle-même réelle, puis elle est photographiée et retourne dans le monde digital. C’est un processus de transformation constant. Il se suffit à lui-même, c’est cyclique. On essaie, et on recommence, on essaie, et on recommence…
Delhi
Malgré le fait que les réseaux sociaux sont ses premières méthodes de rayonnement et de diffusion de la base visuelle de son travail (son Flickr est très organisé, un véritable travail d’art envers soi même), Guémy souligne que c’est aussi une manière de conserver son intégrité. Dans le sens où ces réseaux sociaux restent autonomes et qu’ils sont entièrement contrôlés par Guémy lui-même, il est incontestable que n’importe quel message disséminé reste le sien ; « Ce n’est pas Shorditch, il n’est pas juste question d’hypermédiatisation. »
Guémy contraste son suivi des médias sociaux avec les blogs et les revues ou « tu te retrouves à travailler dans un but qui n’est même pas le tien », associant cette source externe de validation des médias avec un risque distinct : « qu’arrive-t-il si ils décident que tu n’es plus dans le truc ? S’ils te boycottent ? Je ne veux en aucun cas être dépendant d’un établissement ou d’une institution. Je veux rester moi-même, et ne jamais perdre ma dignité pour devenir à la mode. »
Il est clair que C215 reconnait les conditions qui caractérisent la scène d’aujourd’hui, et choisi de rester distinctement à l’écart, préférant à la place les conditions qu’il trouve dans des lieux comme le Sri Lanka. Si cela continue de faire de lui un innovateur ou un déserteur reste un grand débat, mais quoi qu’il en soit une chose est sûre, il ne fait aucun compromis quand il s’y met.
Vitry-sur-Seine, Paris