Tag Clouds “Rue Jules Ferry,” 2012, Arles
Originaire du Mans, Mathieu Tremblin travaille à Strasbourg sur des pièces parfois subtilement satiriques comme manifestement candides. Avec une approche de la ville liée aux textes libertaires des années 60, aux Visual Studies ou encore à la French Theory, Mathieu Tremblin développe avec humour et subtilité une pratique artistique de gestes, d’actions et d’interventions pour un public de passants observateurs. Street Art Paris le rencontre pour échanger sur les relations entre propriété publique, pouvoir de l’art et le contexte urbain.
Global Color, Local Market, 2015, Marseille
Ouvert 24H/24 (OPEN 24 HOURS A DAY), 2010 Toulouse
Comment en es-tu venu à intervenir dans la ville ?
Quand je suis arrivé à Rennes pour étudier en 1998, j’ai rencontré un écrivain, Stéphane Bernard, qui est très vite devenu le grand frère que je n’avais jamais eu et nous avons beaucoup partagé à propos de la société dans laquelle nous vivions. Quand je l’ai rencontré, c’était quelqu’un de très sombre parce qu’il avait grandit dans une ville moyenne française dans les années 80, de celle où il n’y a rien à faire quand on est adolescent. Et je me retrouvais en lui, ayant moi-même vécu adolescent dans une ville moyenne dans les années 90. Il m’a introduit à la Cold Wave, à la No Wave et à la musique industrielle, électronique et expérimentale avec des figures emblématiques comme Alan Vega ou Genesis P-Orridge. Il m’a fait connaître de nombreux auteurs américains comme Bret Easton Ellis, Don DeLillo ou Thomas Pynchon et quelques théoriciens qui ménageaient une critique radicale de la société de consommation et de communication comme, par exemple, Guy Debord et son ouvrage La Société du Spectacle.
Vanilla Urban Furniture, 2013, Toulouse
Street Art Evaluation, “What is commissioned Street Art the name of?”, 2016, Lisbon
L’approche de Debord est singulière en ceci qu’il ne résume pas sa critique à un rapport de classes, comme d’autres philosophes politiques ont pu le faire avant lui, mais il s’attaque à l’économie des relations au monde elle-même qu’il désigne comme le Spectacle. Un filtre – la représentation – qui nous maintient à distance de nous même et des autres, qui nous éloigne de nos expériences et de nos désirs réels et y substitue ceux créés de toutes pièces par la société de consommation auxquels nous ne pouvons avoir accès que par procuration. À partir de cette analyse, il a tenté avec ses comparses des Lettristes puis des Situationnistes dans les années 60 de mettre en œuvre des méthodes qui aillent au-delà de l’art, vers des pratiques comme la dérive ou le détournement qui permettent de vivre intensément, de dépasser le rapport spectaculaire au monde que la société construit. Ces théories et ces concepts opérationnels ont beaucoup influencé mon regard et ma pratique dans la ville, par exemple à travers cette volonté que je partage avec d’autres artistes de produire des formes déjà-là, qui ne sont pas reconnaissables comme de l’art. C’est une manière d’intensifier la vie et de transformer notre vision du monde, en contribuant à un imaginaire urbain qui dépasse les apparences que produit la société de consommation.
Lorsque j’étais adolescent, je refusais d’adhérer à l’idéal promu par les médias de masse et la société de consommation. Je me sentais agressé et oppressé par le système et j’étais en recherche d’autres grilles de lecture. L’option art que j’avais suivi au lycée m’a apporté des embryons de réponse avec une introduction aux avant-gardes artistiques du vingtième siècle comme Dada ou Fluxus pour qui il s’agissait que l’art rende la vie plus intéressante que l’art même. En 1996, j’ai arrêté de regarder la télé avec la découverte d’Internet. Mon père avait installé un modem à la maison en utilisant la connexion de l’université où il travaillait. J’ai découvert un réseau horizontal, avec des sites Internet HTML fait maison et des discussions avec des inconnus vivant en Europe sur IRC ; j’ai eu accès à une connaissance du monde sans le filtre des médias de masse et cela a transformé définitivement mon regard sur les rapports entre l’art, la culture et la société par la même occasion.
Puis j’ai rencontré TETAR, JIEM et MOOTON, qui faisaient du graffiti ensemble et qui étaient dans ma promotion. J’ai fait de l’exploration urbaine avec eux – le patrimoine industriel en ruine me fascinait – et à un moment j’ai vu le plaisir qu’ils éprouvaient en faisant du graffiti et je m’y suis mis. Cela correspondait à un cheminement parallèle avec mes lectures et notamment La Théorie de la Dérive des Situationnistes. Le livre discute l’idée de ne pas sortir de sa routine quotidienne et de trouver un moyen de rendre votre vie plus aventureuse en travaillant. Le graffiti et en particulier le tag m’a semblé un moyen de vivre une expérience aventureuse dans la ville ; faire du graffiti conduit à rechercher des espaces à peindre, donc à découvrir de nouveaux endroits et envisager l’environnement urbain de manière ludique en ce qui concerne l’architecture. En changeant d’échelle de pratique, en appréhendant les matériaux à fleur de surface avec vos outils, vous acquérez de manière manière pragmatique et expérimentale une perception inouïe de comment fonctionne la ville.
Fruits Skewer, 2011, Nijmegen
Quand JIEM est rentré de Berlin en 2003, les graffitis qu’il y avait vu et photographié avaient modifié complètement sa lecture du paysage urbain ; désormais, il fallait peindre à l’échelle des façades que les writers berlinois investissaient avec des pots d’acrylique, rouleaux et perches télescopiques. Nous avons investis les murs géants des friches et terrains vagues rennais avec des rouleaux et avons commencé à changer de blazes tout le temps, jusqu’à ne plus faire de name writing du tout et écrire juste des mots, des slogans. Nous étions en contact avec toutes les industries d’usines underground, terrains vagues dans la ville. En 2006, pendant quelques mois nous avons agi sous le pseudonyme des Poetic Roller et nous avons peints une poignée de phrases poétiques la nuit en dialogue avec l’atmosphère qui habitait les lieux. Puis avec David Renault, nous avons fondé le duo Les Frères Ripoulain et pendant deux ans nous avons peints des slogans dans la même lignée, à échelle du corps et de jour au culot, habillés en peintre en bâtiment – sans demander d’autorisation. Nous avons constaté qu’il était plus facile d’intervenir sans autorisation tout en légitimant notre démarche dans le dialogue avec les passants que de le faire de nuit où en définitive, suspects par défaut, les seuls échanges que nous pouvions avoir étaient ceux avec la police ou les services de sécurité privés qui étaient justement engagés pour faire en sorte que rien ne se passe dans les lieux qu’ils surveillaient. Puis quand nous avons eu fait le tour des lieux à propos desquels nous voulions révéler par l’apposition de ces fresques typographiques une histoire souterraine, nous avons encore une fois changé de medium et de méthode choisissant d’adopter à partir de là des formes existantes en fonction de la situation urbaine avec laquelle nous voulions interagir, de l’influence que nous voulions produire sur l’imaginaire urbain.
Comment se développent tes interventions ?
Je fais en sorte que ma pratique soit prétexte à vivre une expérience inédite et inversement que chaque expérience vécue ou observée dans la ville puisse donner lieu à un geste. J’observe le rythme de la ville, la façon dont les individus et les signes interagissent et produisent en creux des formes dans un jeu d’apparition et de disparition. Ces formes sont en rapport à ce qui est présent ou ce qui se passe dans la rue. Parfois, elles font aussi référence à l’histoire de l’art. Lorsque je travaille de manière indépendante, ce geste se résume à un exercice de liberté, un signe qui trouve une existence par et pour lui-même ; lorsque je suis commissionné, je veille à ce que mon intervention soit à même d’attirer l’attention des passants auxquels elle s’adresse. Je travaille néanmoins la plupart du temps sans autorisation mais je ne cherche pas pour autant la défiance… ou la légalité. J’essaie d’agir avec le maximum d’horizontalité et de transparence afin de dissoudre le pouvoir y compris celui de l’auteur sur le devenir de son propre geste. En effet, si je m’inspire, par exemple, des graffitis anonymes présents dans la ville et que je les considère ainsi comme des formes dignes d’intérêt, qui serais-je pour prétendre que mon geste pictural sur un mur sera plus important ou plus pertinent que celui d’un citoyen qui l’aurait fait sans perspective artistique ? Il s’agit de ménager un équilibre entre tes désirs personnels, l’expression de tes concitoyens en regard de la gouvernance publique/privée de la ville.
Liberté Égalité Soldes, 2016, Strasbourg
Peux-tu nous parler de ton rapport à la propriété publique/privée en regard de l’art dans la ville ?
Depuis deux décennies, les gouvernements français successifs sabordent les services publics et peu à peu les municipalités laissent à des sociétés privées la gestion opérationnelle de la ville. La conséquence logique de cet état de fait est que la gouvernance de la ville a mutée d’un horizon qui était l’intérêt commun et collectif vers celui de la rentabilité. Et malheureusement, on ne peut pas reprocher à des sociétés privées de se comporter de manière propriétaire. Les transports en commun deviennent hors de prix, des portions de rues entières sont gérées comme des galeries marchandes à ciel ouvert, des services de sécurité privés se voient octroyer un pouvoir que seule la police détenait auparavant… Le citoyen est de plus en plus considéré et réduit à un consommateur au sens où il devient difficile de pratiquer la ville de manière financièrement désintéressée. Les places publiques – réminiscences supposées de la figure de l’agora en démocratie – sont minéralisées et les rares mobiliers urbains sont implantés de telle sorte qu’il soit sinon inconfortable, impossible d’occuper la place publique. Cela créé des situations paradoxales comme, par exemple, la SNCF qui ouvre des espaces en riche dont elle est propriétaire et fais un appel d’offre sans budget pour que les artistes s’en emparent, alors que cette société veille à ce que ceux qui le font déjà sans permission et à leur frais depuis des années (organisateurs de free parties et graffeurs entre autres) ne puissent plus les pratiquer. Alors qu’Internet a permis l’émergence pour les citoyens de formidables initiatives collaboratives, horizontales, ouverts au partage libre en ligne, les technocrates au pouvoir, vassaux de lobbies propriétaires, s’échinent à ce que le terrain commun in vivo, la ville, devienne un espace de contrôle et de coercition.
La propriété privée est devenue la pierre angulaire de notre société et elle aliène les désirs et les rapports humains. La relation de partage qui me semble aujourd’hui se rapprocher le plus d’une alternative est celle de la relation à une œuvre d’art. Son propre est que l’œuvre ne s’épuise pas après avoir été consommée culturellement. Ce qui d’une manière la fait échapper à l’obsolescence programmée, condition essentielle de l’économie capitaliste. Je ne parle pas de l’œuvre d’art en tant qu’objet mais en tant qu’œuvre d’esprit : au contraire, les œuvres d’art recèlent en elles-même des sensations et des idées – qui appartiennent à tout le monde – et un pouvoir de transformation de l’imaginaire – dont tout un chacun peut faire l’expérience – et qui ne peuvent pas être réduits ou asservis par la propriété individuelle. L’intérêt que revêt de mon point de vue l’intervention urbaine tient à ce caractère sinon d’immatérialité, de temporalité. La destruction prévisible à un horizon proche – puisque dépendant des aléas, de la bien/malveillance des passants, de la rigueur des services de la voirie ou encore des plans de renouvellement urbain – lui confère une forme d’intensité. Ce qui devient rare, ce n’est plus un artefact comme c’était le cas avec les œuvres d’art à la période moderne mais l’expérience d’une situation.
Quel est le pouvoir de l’art selon toi ?
Un des principes émancipatoires de l’art pourrait être décrit comme un cheminement initiatique qui tend toujours à mettre en crise nos zones de confort. Enfant, j’étais intéressé par Picasso pour son rapport de déconstruction des règles de la représentation, de la perspective ou de l’anatomie. Adolescent, j’ai délaissé Picasso pour les univers hallucinatoires de Dali inspiré par les rêves et portés par la pensée surréaliste. Puis adulte, je me suis détaché de la peinture moderne pour aller vers des démarches plus conceptuelles et expérimentales ; je n’ai conservé que Magritte dont les compositions graphique en collage de temporalité ou de point de vue sont plus proche d’une poétique quotidienne et m’inspirent encore. Une découverte amène un geste, qui amène une remise en cause des certitudes qui ont motivées ce geste. De l’art, c’est le pouvoir de transformation qui importe. Découvrir une œuvre, c’est ployer son esprit et se projeter dans la perception d’un autre, afin d’expérimenter une sensibilité nouvelle – en ceci qu’elle est altérité – avec un horizon à atteindre : aller au-delà de la définition de l’art pour retourner à la vie, pour être intensément présent au monde.
Parking Tickets Bouquet, 2014, Montpellier
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Tous les images par Mathieu Tremblin
Pour plus d’information sur Mathieu Tremblin: Facebook et site.
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Interview: May 2015.
Originally published 2016/08/12