Michael peignant au bar Le Dude dans la rue St Marthe et dans la rue St Maure dans le 10ème arrondissment. Photo par Marco Zavagno (2014)
L’hybridation est probablement à la fois le mot le plus et le moins approprié pour décrire le travail de Michael Kershnar : un mélange des cultures du graffiti et du skate, de l’iconographie native-américaine et des histoires de l’ancien testament. Nous l’avons rencontré dans un appartement où il vivait depuis quelque mois, juste à côté des Grands Boulevards, où il a pris le temps de partager avec nous son histoire, avec un peu de fromage et d’avocat.
Comment décrirais-tu ton Œuvre, son message, le public auquel elle est destinée?
La création, le Créateur, quelque chose de plus grand, essayant d’invoquer d’anciens sentiments, aussi, quelque chose de familier, qui touche les personnes, peu importe leur genre ou leur âge.
Je veux que des enfants et leur grand-mère puissent aimer mon travail. Je veux aussi qu’un public hardcore – des skateurs, des graffeurs cyniques, – puissent y trouver leur compte. Bien sûr, tout le monde ne peut pas aimer, mais j’aime rendre mon travail accessible. J’essaye toujours d’aborder ce que j’appelle “les vérités esthétiques” : une composition parfaite, une utilisation de l’espace parfaite, un savoir-faire ou une beauté indéniable.
En quoi est-ce lié au skateboard ?
C’est lié au skateboard car c’est en extérieur, et mon travail est beaucoup aux lieux. Si tu skate longtemps, tu grind le curb, tu sautes au dessus – et tous les curbs sont précieux pour un skateur. Quand tu mets des stickers ou des œuvres street art dans la rue, c’est la même démarche, avec un support différent, des poteaux par exemple. Il y a des petits poteaux devant lesquels tu passes, sur lesquels tu peux coller des choses, pareil pour le revers des panneaux de signalisation … Les petits recoins ont beaucoup de valeur, c’est presque comme si on les chatouillais, on les apprécie et on y ajoute des choses. Les passants n’y prêtent pas vraiment attention, mais un certain public considérera que ces ajouts sont le meilleur de ce que la ville a à offrir.
Qui sont tes street artistes préférés ? Et quel type de street art aimes-tu ?
Les artistes qui je pense sont les meilleurs dans la rue, sont des gens comme Barry McGee. Il fait du travail à la main, des stickers, du remplissage, donc il maintient une pratique active. Pareil avec Pez ou MQ à San Francisco, et ici à Paris, tu as Supe. Ed Templeton vient prendre des photos dans les rues ici tous les jours.
C’est public, c’est pour tout le monde, c’est comme les Fontaines Wallace de Paris – tout le monde peut y boire. Je ne pense pas que l’art devrait être une sorte de tour d’ivoire; l’art est par essence populaire. C’est une manière pour les gens de montrer ce qu’ils ont, et de voir ce que les autres ont à montrer. J’aime quand des gens avec du talent et de l’expérience font des pièces dans la rue à côté d’artistes débutants.
On ne devrait pas juste voir des publicités dans la rue ; c’est bien plus personnel de voir l’art de quelqu’un. Il ne faut pas que ce soit une entreprise ou l’argent qui soit mise en avant, mais plutôt l’expression artistique d’un individu.
Devanture de magasin abandonné à Paris Rue Vertbois, 3è arrondissement de Paris
Une figure archétypale de loup, inspirée par son animal domestique d’enfance, un husky appelé Keomi
Pour qui ton art est il fait ?
Je fais de l’art pour moi-même, ma famille et mes amis. Il y a toujours une vocation spirituelle, donc pour moi c’est une contribution. C’est ma manière de montrer et de faire quelque chose dans ce monde, donc c’est pour tout le monde. J’aime aussi beaucoup Instagram, j’aime poster des photos pour mes potes en me disant « Celle-ci, on y retrouve beaucoup San Francisco et Nina et Jack dedans », et celle-ci c’est quelqu’un d’autre.
Nina et Jack ?
Ce sont des amis à San Francisco qui m’inspirent dans mon travail. Des gens adorables. Ils aiment aussi vivre dans la nature, par exemple, pratiquer la pêche responsable. Justement, il n’y a pas beaucoup de nature dans les villes, donc c’est amusant de ramener des animaux dans la ville au travers de mon art, et rappeler aux gens que le monde est grand, que nous ne représentons qu’une espèce.
Comment en es tu arrivé à l’idée d’intégrer la nature dans ton travail ?
J’ai grandi avec un husky sibérien, son nom était Keomi. Je l’adorais et sa tête ressemblait à celle d’un loup. Ma sœur et moi avions l’habitude de la dessiner quand nous étions enfants. Donc mes personnages actuels s’en inspirent. J’ai toujours été intéressé par la dynamique entre les loups et les hommes et le lien spirituel qui existe entre eux. C’est un lien très ancien.
Michael Kershnar (à gauche) faisant du skate à République. Photos par Luidgi Gaydu (2014)
Homage à Thrasher
Qu’elle est ton expérience de la culture des natifs américains ? Comment t’es-tu faite ton idée personnelle sur le développement spirituel ?
Quand j’étais enfant, je me suis toujours identifié aux natifs américains, j’aime le fait qu’ils soient proches de la terre et qu’ils accordent beaucoup d’importance à leur spiritualité. Au travers de mon travail pour la marque de skate Element et le programme appelé Elemental Awareness, nous sommes devenus bons amis avec des gens des réserves indiennes Apache et Navajo. J’y ai été un tas de fois et j’ai travaillé sur l’art et les dons primitifs. Quand je parcours le monde, je peux présenter cela. C’est une histoire qui a plus de profondeur que « l’homme blanc qui dessine des tipis ». Ce n’est pas juste comme “Oh ! Qu’est-ce qui est à la mode au printemps 2015 ? Un tipi fluo portant des lunettes de soleil !”. J’adore l’ancienne culture native américaine, et j’aime celle d’aujourd’hui. J’ai beaucoup de chance de faire partie de cette culture aujourd’hui car quand j’étais enfant je ne connaissais personne de cette culture, personne aux caraïbes, et personne en France. Nous pouvons choisir d’être des citoyens du monde, si nous embarquons sur cette aventure.
J’ai grandi dans une famille juive, j’ai fais ma bar mitzvah, j’ai appris à lire l’hébreux … Je suis assez familiarisé avec l’ancien testament, la littérature juive – j’aime toutes ces histoires. Quand j’étais enfant je ne voulais pas aller à l’école hébraïque le mardi, le jeudi et le dimanche, je voulais faire du skate. Mais maintenant, je vais à la synagogue, je connais les histoires, j’ai le sentiment que ça a été une bonne éducation pour moi. Tous mes grands-parents sont juifs donc je maintiens un certain dogme culturel pour eux, je mange kasher et je n’ai pas de tatouages. Mais à part ça, je dépense de l’argent le samedi et d’autres choses comme ça. Je m’intéresse à toutes les religions du monde. J’ai été au Népal. Je m’intéresse à la recherche du sens pour l’homme, et je peux voir que la quête de mes ancêtres était la même. Ça m’a donné des bases solides quand j’étais enfant. « A quoi va ressembler ton lien avec Dieu ? » : c’est une bonne question à poser à un jeune; c’est comme la question typiquement juive avec l’histoire d’Abraham : « Comment vas-tu le faire ? ». Pour moi, ma vocation c’était le skate. Puis, pour faire quelque chose de positif pour le monde, ^c’est devenu Elemental Awareness, cette organisation caritative que mon meilleur ami et moi avons cofondée. Et ensuite, ma contribution au monde c’est devenu l’art. Je garde cet engagement que j’ai fait enfant, je l’ai développé. J’apprends à me connaitre moi-même, savoir qui je veux devenir, et qui nous pouvons tous être. Voilà mon histoire.
Poster pour un concert des Beastie Boys par Michael Kershnar
Image des compétences primitives que Kershnar a apprises en grandissant, et qu’il a pu transmettre aux autres avec la fondation, Elemental Awareness
Kershnar s’illustre à la cathédrale Notre-Dame
L’arrière grand père de Michael
Et les idées antisémites ?
J’allais justement en parler ; j’ai entendu des propos antisémites en France, un peu plus qu’aux Etats-Unis. Je pense que beaucoup de français ne connaissent pas personnellememt beaucoup de juifs. Ils disent « tu sais je ne parle pas pour toi ou ta mère, mais tu sais les juifs en général…» Alors je réponds « Je ne sais pas. De qui parles-tu ? ». Voilà une photo de mon arrière grand-père, il vient de Pologne (les autres viennent de Russie), mais ils étaient juste des gars en quête de spiritualité. Ce que j’aime, c’est la manière dont je me sens connecté à mon grand-père. Son nom de famille est Toreschreiber, qui veut dire qu’ils étaient des calligraphes, et je ressens ça comme si c’était en moi. C’est une force : je peux ajouter des lettres en hébreux, ce que personne d’autre ne fait. Mon histoire est par essence juive, et je m’identifie avec. Mais je pense que le problème c’est que certains pensent que c’est une tribu fermée, et il y a beaucoup de sentiments anti israéliens ici. Je ne sais pas, parfois j’ai l’impression que je dois garder la tête basse vis-à-vis de mes origines juives. Je pense que l’Etat d’Israël a le droit d’exister, je souhaite que ce soit pacifiquement et avec tout le monde. C’est un sujet compliqué.
Et puis on peut aussi parler de la seconde guerre mondiale. C’est une histoire lourde, je n’ai pas toujours envie d’en discuter, mais je suis prêt à parler avec toutes les personnes qui veulent en parler, s’ils sont sincèrement intéressés. Mon grand père à ouvert un marché de poulet kasher à Brooklyn, c’est là que mon père a grandi. Ils étaient 5 frères et il y avait ces vieux panneaux peints à la main disant « Kosher Poultry ». Je me sens à ma place car ils ont tous pris le bateau pour venir aux Etats-Unis et fait quelque chose d’utile pour la culture juive, ils nourrissaient les gens. Plusieurs générations plus tard, je fais de l’art et je ressens une forte connexion vis-à-vis de mon passé. Mon grand-père a été blessé pendant la Seconde Guerre mondiale en France. Il a fini dans un hôpital ici et ne savais pas s’il allait guérir ou non, mais il est rentré à la maison et puis mon père est né. J’aimerai savoir parler français comme lui. Mon histoire est une histoire juive et parfois les gens pensent que c’est une mauvaise chose, mais c’est la culture dans laquelle je suis né et à travers laquelle j’ai été éduqué.
Quels sont les aspects négatifs associés à cette histoire ?
Bien sur il existe des stéréotypes, comme « les juifs sont avares », donc je dois payer des tournées, ou traiter les personnes avec plus d’attention. Tu dois toujours te battre contre les stéréotypes. Et même si tu penses bien t’y prendre pour chasser les stéréotypes négatifs, quelqu’un viendra toujours te dire que tu es un juif cupide ou que tu es probablement riche. Je ne suis pas d’accord avec la cupidité. Certes, il existe des personnes cupides dans toutes les cultures. Mais il est évident qu’il est préférable de partager plutôt que d’amasser. Tout le monde sait cela et tout le monde essaie de faire ce qu’il peut. Moi, je me demande « Pourquoi je suis juif ? Quelle est la grande leçon à en tirer ? » Peut-être est-ce l’humilité. Tu portes quelque chose en toi qui t’as beaucoup apporté, mais certaines personnes n’aiment pas ça. C’est un peu comme la nature du monde : il y a des éléments positifs et négatifs, il faut se focaliser sur les éléments positifs, même s’il sont perçus négativement par les autres. Au fond de toi ces choses sont positives, c’est un peu le sens que le judaïsme a pris pour moi. Je suis reconnaissant tous les jours pour les choses qu’on m’a apprises quand j’étais petit et qui sortaient tout droit de l’Ancien Testament. Ce sont de bons enseignements. Certaines de ces histoires sont folles. Par exemple, tu dois te demander : « pourquoi de bonnes personnes consentiraient à une lapidation ? » Cela menait à beaucoup de débats intellectuels, de commentaires sur les moindres détails. C’était une véritable éducation. Que ressens-tu face au judaïsme ?
Je ne connais pas toutes les histories. Mais j’ai beaucoup de respect pour l’héritage que cela représente. Pour ce qui est de l’holocauste, j’ai remarqué que le livre “Mein Kampf” était en vente dans certaines librairies. Quel est ton avis à propose ce livre ?
Je n’aimerai pas qu’il soit dans le top 10 d’Oprah mais je pense que si les gens s’intéressent à l’Histoire et qu’ils veulent le lire pour savoir ce qu’il a écrit, il n’y a aucune raison de les en empêcher. Je ne l’ai pas lu. Je n’ai aucune idée de ses arguments contre les juifs. Bien sur, il n’y a pas de vérité concernant la conquête mondiale, et de faire de l’Allemagne le monde entier, tout le monde peut se mettre d’accord et dire que c’est ridicule. Nous allons tous mourir en envahissant ces pays ? En fin de compte, la haine est mauvaise. Nous ne sommes pas sur Terre pour cela. Nous sommes ici pour créer une meilleure compréhension, de l’amour et de la communication. Et c’est pourquoi, même dans l’art, je fais des animaux. C’est au-delà de toutes les différences entre humains.
J’aimerai aussi encourager les gens à lire plus de choses au sujet de la Seconde Guerre Mondiale, des écrits des survivants de l’holocauste, le Journal d’Anne Franck par exemple, pour équilibrer un le tout. Je suis allé à Auschwizt seul, juste pour voir. J’ai été très troublé par l’holocauste quand j’étais enfant, je pensais que peut-être un jour les policiers viendraient me prendre à l’école car j’étais un des deux seuls enfants juifs de ma classe. Exactement comme je l’ai lu dans les livres, et comment ça s’est passé à l’époque de mes grands-parents en Europe. Mais j’aimerai me dire que c’était une folle fantaisie, ce n’est jamais arrivé. C’est peut-être un traumatisme historique. Et il y a aussi un trauma en Israël, une terre où aller qui a été tienne historiquement, la langue hébreux, l’expulsion des Romains mais ce n’est pas une cause populaire, et ça ne fonctionne pas toujours, ce n’est pas stable. J’aimerai que ça le soit, ce serait tellement bien. Je suis sur que Jésus, Mohammed ou Moïse et tous les autres voudraient que Jérusalem soit la ville la plus paisible de la Terre où tu peux te promener de façon détendue et ressentir les bonnes vibrations divines.
Travail sur toile par Michael Kershnar.
Que penses-tu qu’il devrait être fait pour apaiser la situation Israélo-palestinienne ?
Il y a une utilisation excessive de la force de la part de l’Etat d’Israël et j’espère qu’il y aura un changement moral rapidement car pour moi tout est né des cendres de la seconde guerre mondiale, donc ça devrai arriver avant que cette génération ne disparaisse ainsi que la mémoire qui y est associée. Sinon ça va devenir un détail historique, une “ancienne guerre qui s’est passé il y a longtemps”, comme celle de 1812 dont personne ne se souvient. Donc le plus tôt sera le mieux pour la stabilité. Je suppose que les gens qui ont peur se demandent “est ce que ces personnes nous donnerons un jour la paix ? » Toute la région est instable, il y a toujours quelque chose qui se passe. Si les choses s’arrangent du coté israélien, il faut qu’il y ait également du changement du côté palestinien. Ils doivent tous deux donner, recevoir, prendre et partager. Il faut qu’il y ai plein d’enfants différents dans la même salle de classe, grandissant ensemble. C’est un peu ce qu’ils ont fait aux Etats-Unis avec le racisme et la ségrégation. Non pas que le racisme ai disparu.
Michael Kershnar peignant dans la rue St Marthe et dans la rue St Maure à Paris dans le 10ème arrondissement. Photo de Marco Zavagno (2014).
Pour en revenir au judaïsme, utilises-tu certaines de ces histoires dans ton travail ?
Oui, quelques unes. Par exemple dans le poster du concert que j’ai fait pour Stephen et Damian Marley, il y a une référence à Moïse et à la mer rouge. Donc dans ce poster reggae j’ai explicitement fait référence aux histoires de l’Ancien Testament. Mais ce n’est pas habituel, et seulement quelques amis aimeraient savoir que c’est ça. Ou peut-être que des gens “très juifs” ou “très chrétiens” qui ont lu la Bible le sauront. J’ai aussi fait référence à la ligature d’Isaac. C’est une histoire assez folle, et dans mes cours de religion nous devions nous demander : « Pourquoi un Dieu d’amour demande à un père d’égorger son propre fils ? » Enfant, je m’inquiétais aussi des sacrifices des animaux. « Mais l’animal a été sacrifié, pourquoi devons nous couper la gorge d’un bélier pour Dieu ? » Tout cela renvoie à la nature de la vie et comment nous la consommons, de la manière dont nous sommes tous né, dont nous vivons et dont nous mourons. Si tu laboures un champ, tu vas détruire l’habitat de souris, donc même l’agriculture peut être considérée comme cruelle. Et dans toutes ces histoires, les bonnes choses arrivent, le divin gagne finalement. Je suis bouddhiste, je crois que l’univers a été créé à partir d’un vide informe, d’un chaos total, et que ce n’est pas d’un Dieu aimant. D’après le judaïsme, c’est justement d’un Dieu aimant que le monde a été créé, et la nature de l’Homme est intrinsèquement bonne, ce qui te fais sentir plus chez toi sur Terre. La nature de l’Homme est bonne, les gens sont bons, tout le monde veux voir le bons côté, c’est difficile à expliquer. Toutes ces doctrines sont bonnes : “ne fait pas de mauvaises choses”, “donne et reçoit de l’amour”. Je ne pense pas que c’est un système de récompenses. Ça ressemble plus à un flux de bonne énergie. Et la nature l’a prouvé maintes fois. C’est un enseignement que j’ai tiré du judaïsme : la nature est équilibrée, ça prouve à quel point Dieu est aimant, même les gros animaux qui mangent plus petits… Tout est connecté, il faut voir les choses comme un équilibre d’amour, pas comme un requin vicieux parmi tous les beaux poissons colorés du monde. Parce que le requin joue son rôle aussi.
Tu veux quelque chose à manger, j’ai de l’avocat et du fromage …
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