Des études de ciels du pré-impressionniste Eugène Boudin aux paysages presque abstraits de Nicolas de Staël, les Senn ont fait preuve de flair et d’éclectisme. Constituée à partir de l’année 1900, leur collection brosse un beau panorama de l’histoire de l’art de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Des toiles impressionnistes de Claude Monet ou d’Auguste Renoir y côtoient des audaces fauves et nabies, mais aussi des croquis de chats par Eugène Delacroix, des dessins de jeunesse d’Edgar Degas, et un mystérieux tableau de Giorgio de Chirico.
Avec cette exposition qui reconstitue en plusieurs endroits les accrochages tels qu’ils étaient dans l’appartement des Senn, le musée d’Art moderne André-Malraux (MuMa) rend hommage à cette généreuse famille de collectionneurs qui l’a doté de la première collection impressionniste muséale en dehors de Paris. Des chefs-d’œuvre du musée issus de la fameuse donation Hélène Senn-Foulds s’y mêlent à des prêts d’œuvres rares (dont certaines jamais montrées) ayant appartenu ou appartenant toujours aux Senn. Aperçu en images !
Beauté montmartroise
Grand admirateur d’Auguste Renoir (1841–1919), Olivier Senn accroche plusieurs œuvres de lui dans son appartement parisien. Parmi elles, ce portrait de 1876, acquis en 1907. Devant une fenêtre donnant sur le jardin de son atelier montmartrois, l’impressionniste immortalise la jeune Nini Lopez (injustement surnommée « Gueule de Raie », cette « fille » de la butte est son modèle préféré, qu’il représente dans pas moins de 14 tableaux dont La Loge) en quelques coups de pinceau libres qui la baignent dans de joyeux papillotements de lumière irisés de couleurs tendres…
Miroir d’eau
Figurés par un ballet de petites touches rapides sous un ciel bleu clair, ces arbres saisis durant l’été 1878 par Claude Monet (1840–1926) se parent déjà des premières couleurs de l’automne. Parfaitement reflété comme dans un miroir sur ce bras de Seine à Vétheuil – un « endroit ravissant » que le père de l’impressionnisme, poussé à quitter Paris en raison de difficultés financières, peint depuis les berges ou son bateau-atelier –, ce paysage doux et délicat exhale aussi une certaine mélancolie, peut-être due à la santé chancelante de son épouse Camille, qu’une tumeur emportera quelques mois plus tard…
Instantané urbain
Tout un mur de l’appartement d’Olivier Senn était recouvert d’œuvres d’Albert Marquet (1875–1947) acquises à partir de 1906. Ce superbe paysage parisien au cadrage photographique, barré par la diagonale du quai des Grands-Augustins, figure parmi les nombreuses vues de la Seine peintes par cet ami des fauves. On y retrouve les caractéristiques de son style audacieux : sur quelques aplats de couleurs claires ressortent des lignes noires servant à camper les péniches, les troncs effilés des arbres et les silhouettes des passants, captés au vol comme des notes de musique.
Patinoire féerique
Des couples tournoient sur une patinoire. Scintillante dans la lumière d’or des projecteurs, la poussière de glace se change en une féerique nuée de confettis. En bas à droite, le visage souriant d’une femme aux yeux clos se laisse porter par la valse. Dans ce merveilleux tableau du peintre suisse Félix Vallotton (1865–1925), qui entame sa période nabie, les formes s’aplatissent et se simplifient, et les contrastes s’accentuent comme sur un vitrail pour synthétiser le sentiment de bonheur et d’harmonie procuré par cette scène parisienne, saisie sur le rond-point des Champs-Élysées. L’un des plus beaux chefs-d’œuvre du MuMa !
Rayon théâtral
Parmi les huit œuvres de Félix Vallotton achetées par Olivier Senn, figure aussi ce paysage méconnu, demeuré en mains privées. En 1909, année de sa toute première exposition personnelle, le peintre plante son chevalet dans un coin de sous-bois qu’un rayon de soleil oblique, braqué comme un projecteur sur un tapis de feuilles orangées, transforme presque en décor de théâtre. Une vision magique, mais aussi légèrement inquiétante, comme souvent chez cet artiste surprenant.
Pin majestueux
Impressionniste de la première heure, Armand Guillaumin (1841–1927) était un proche d’Olivier Senn, qui possédait de lui sept peintures, deux aquarelles et 22 pastels. Celui-ci dévoile les penchants fauves de l’artiste, qui s’éloigne des couleurs réelles pour privilégier des tons stridents. De passage au Brusc (près de Toulon), cet amoureux de la Provence fait jaillir d’un sol rougeâtre la silhouette massive d’un pin maritime, qui tranche majestueusement sur un fond blanc, tandis que le mont Salva, en arrière-plan, est crayonné dans un intense bleu vif.
Licornes bretonnes
Voilà un tableau étonnant et totalement méconnu ! Initiateur du groupe des nabis, Paul Sérusier (1864–1927) aimait transposer des sujets mythologiques dans la campagne bretonne où il vivait : les paysages du Huelgoat, bourgade pittoresque nichée au cœur du dernier morceau subsistant de la forêt de Brocéliande, célèbre pour ses légendes celtiques. D’où ces trois licornes paissant l’air de rien dans un champ automnal, veillées par un mystérieux korrigan (lutin breton) encapuchonné de noir…
Architecture irréelle
Ce paysage métaphysique du peintre italien Giorgio de Chirico (1888–1978), chouchou des surréalistes, fait partie de sa célèbre série consacrée aux places de son pays. Dans cet étrange décor dépouillé, net et théâtral, se dresse une tour crénelée, devant laquelle s’allonge l’ombre menaçante d’une gigantesque statue équestre. À moitié cachée par un bâtiment, cette dernière serait celle du roi de Sardaigne Charles-Albert à Turin, et le tableau un hommage au philosophe allemand Friedrich Nietzsche, qui vécut et perdit la raison dans une rue débouchant sur ce monument.
Nu floral
Prêt exceptionnel du Centre Pompidou, ce grand nu ne ressemble pas aux œuvres les plus connues d’Albert Marquet… Représentant probablement une prostituée, ce portrait unique dans sa production allie une figure de style réaliste et un fond décoratif à grandes fleurs rouges, évocateur des arrière-plans de son ami Henri Matisse. Olivier Senn, qui l’avait acquis en 1933 dans le but de le donner à un musée, a finalement gardé chez lui cet achat osé jusqu’en 1939.
Neige au soleil
Acquis par Édouard Senn en 1971, ce paysage de 1955 est l’un des tous derniers peints par Nicolas de Staël (1914–1955) juste avant sa mort. Saisie depuis son atelier perché sur les remparts d’Antibes, cette vue hivernale des montagnes enneigées du Mercantour a été rarement montrée. Sous le soleil éblouissant du Midi, l’artiste retranscrit la puissance émotionnelle de ce panorama grandiose en quelques strates de couleur étalées au couteau, au tampon et à la spatule. Une épure presque abstraite qui témoigne de la modernité et de la diversité du goût des Senn !
Les Senn, collectionneurs et mécènes
Du 16 novembre 2024 au 16 février 2025
MuMa – Le Havre • 2 Boulevard Clemenceau • 76600 Le Havre
www.muma-lehavre.fr