Dans le panthéon de l’avant-garde du début du XXe siècle, l’orphisme – qui fait l’objet d’une étude approfondie mais diffuse au musée Guggenheim – est rare parmi les ismes, restant relativement peu étudié et incompris, du moins comparé à ses parents modernistes tels que le futurisme, Vorticisme et Cubisme. Le détachement kaléidoscopique de la géométrie par rapport à l’exactitude de la perspective a inspiré l’orphisme à rechercher une « peinture pure » – une forme picturale et une couleur libérées des obligations figuratives – mais, ce qui prête à confusion, le nom du mouvement est lié à des allusions littéraires. Inventé en 1912 par le poète et critique français Guillaume Apollinaire, il commémore Orphée, le mythique prophète et musicien grec. Pour Apollinaire, la musique propose un nouveau modèle de peinture moderne, dépouillé de son potentiel le plus pur et peu engagé dans la représentation narrative.
Bien que l’orphisme se soit développé presque exclusivement à Paris, il comprenait des artistes d’horizons et de nationalités divers, et la recherche des peintres orphiques pour la forme et la couleur « pures » se reflétait dans d’autres développements de la peinture non figurative, de l’Allemagne à l’Italie en passant par les États-Unis. « Harmonie et dissonance : orphisme à Paris, 1910-1930 » contribue grandement à contextualiser certains de ces parallèles et intersections. Animée par une impressionnante sélection de prêts, l’exposition met en lumière les réalisations esthétiques spécifiques de l’orphisme ainsi que sa taxonomie amorphe.
Comme l’indique le texte mural, les peintres les plus étroitement associés à l’orphisme – Robert et Sonia Delaunay, Francis Picabia et František Kupka – n’ont jamais adopté la désignation d’Apollinaire comme la leur. Ils n’ont pas produit de manifeste ou de pamphlet portant ce nom, et les Delaunay, de leur côté, ont utilisé le terme de « simultanéisme » pour qualifier leur travail. Mais les ambitions formelles et les effets visuels ont indéniablement uni certains artistes d’origines et d’orientations esthétiques différentes, ne serait-ce que pour une courte période.
Une galerie nichée dans le premier virage de la rampe Guggenheim met en relief les efforts interconnectés de quatre artistes principaux sur une toile à grande échelle, chacune conçue dans sa forme la plus « orphique ». Cependant, dans certaines peintures, il reste encore des vestiges de représentation – les corps célestes palpitants de Robert Delaunay Contrastes simultanés : soleil et lune (1913), par exemple, ou les courants venant du centre de Kupka Localisation de motifs graphiques (1912-1913) – son imagerie concerne principalement le rythme et la texture. La réalité empirique ne dicte pas le tourbillon hallucinatoire de couleurs ou la torsion des formes dans des œuvres qui semblent plutôt dériver d’une inspiration céleste ou de visions intérieures.
Au coin de la rue, celui de Vassily Kandinsky Improvisation 28 (1912) rappelle à quel point la composition musicale a influencé certaines expériences picturales de ces années-là (et enregistre en même temps l’adoption explicite de l’œuvre de Robert Delaunay par le groupe munichois Blue Rider autour de Kandinsky). La simultanéité en musique remplace une polyphonie d’accords au lieu d’une progression linéaire – un effet que l’on retrouve dans de nombreuses œuvres exposées. Comme l’écrit l’historienne de l’art Nell Andrew dans le catalogue de l’exposition, le lien inextricable entre la musique et la danse s’est avéré influent sur les tendances artistiques de l’orphisme (tout comme la figure et le fond s’avèrent souvent indiscernables dans les images orphiques).
Les principales ambitions de ces peintres étaient visuelles plutôt qu’intellectuelles. Les Delaunay ont prêté une attention particulière aux innovations post-impressionnistes de Georges Seurat et Paul Signac, ainsi qu’aux théories scientifiques des couleurs du chimiste français Michel Eugène Chevreul. Mais les « contrastes » à partir desquels ils construisaient leurs images n’étaient pas seulement de nature oculaire ou chromatique. Les images orphiques répondaient affectivement aux conditions de la vie métropolitaine moderne et à ses images et sons de plus en plus cinématographiques, commerciaux et mécanisés.
Sonia Delaunay Prismes électriques (1913), avec son allusion titulaire aux progrès relativement nouveaux de l’industrie électrique à l’époque, souligne à cet égard la teneur résolument urbaine de la peinture orphique. Des poètes tels qu’Apollinaire et les Futuristes ont incorporé des phénomènes similaires dans leurs écrits, tant sur le plan thématique que typographique, et Sonia a également collaboré avec Blaise Cendrars, un autre poète moderniste vivant à Paris à l’époque. Soulignées par une Tour Eiffel stylisée, ses aquarelles abstraites lumineuses se déroulent aux côtés (et s’enchaînent) avec des vers de Cendrars, dont la « Prose du Transsibérien et la Petite Jehanne de France » est exposée dans une exposition verticale dans l’une des petites baies du musée Guggenheim. – explore les voyages en train transcontinentaux pendant la première révolution russe en 1905.
La Tour Eiffel réapparaît comme symbole de la vie urbaine dans divers tableaux de Robert Delaunay et y est de plus en plus dématérialisée. Même dans sa forme la plus abstraite, son imagerie refuse d’abandonner l’esprit de figuration. Et l’exposition souligne avec beaucoup de sensibilité la proximité de son œuvre avec celle d’autres contemporains. Les nuages épais chez Delaunay Tour Rouge (1911-1912), par exemple, n’ont pas d’équivalents plus proches que ceux peints par Fernand Léger dans les mêmes années et que l’on peut voir dans l’atrium du Guggenheim dans une représentation de toits parisiens. L’horloge prismatique surdimensionnée qui encadre les personnages de l’œuvre de Marc Chagall Hommage à Apollinaire (1911-1912) rime aussi sans aucun doute avec les vitres des Delaunay de la même période, tout comme les représentations de Chagall de la Tour Eiffel et des Fenêtres de Paris correspondent aux séries de Robert Delaunay sur les mêmes sujets.
L’attention portée par l’émission à la collaboration personnelle et professionnelle est révélatrice. À cet égard, l’influence des Delaunay sur les peintres Eduardo Viana et Amadeo de Souza-Cardoso se démarque – ainsi que l’écho de la « couleur locale » portugaise sur leurs propres toiles. Mais à mesure que l’exposition progresse, certaines comparaisons perdent de leur signification, tout comme le débat plus vaste sur le sens exact et la résonance de l’orphisme. Des groupes d’œuvres obsédantes sont dilués par une série d’inclusions plutôt obliques. La présence des premières œuvres cubistes de Marcel Duchamp est logique compte tenu de son affiliation à Picabia. En revanche, les peintures de Jean Metzinger, Marsden Hartley, David Bomberg, Natalia Goncharova et la sculpture d’Alexander Archipenko s’avèrent déroutantes dans leur inclusion, et il en va de même pour les œuvres futuristes de Giacomo Balla et Gino Severini. Les peintures vorticistes, rayonnistes, cubistes et futuristes partagent toutes certains éléments communs avec l’abstraction orphique, mais l’inclusion d’œuvres de différents mouvements pourrait laisser le visiteur non initié dans le doute quant au contenu exact, aux contours ou aux conséquences de l’orphisme.
À propos de l’œuvre d’Archipenko, Apollinaire proclamait que l’artiste recherchait « avant tout la pureté des formes », réalisant non seulement une mélodie mais « une harmonie ». Il en va de même pour tous les artistes de ce spectacle. Mais en plaçant tant de tendances sous les auspices de l’orphisme, l’exposition en efface les contours réels, tels qu’ils étaient, en tentant de les définir. Cela peut être destiné à refléter la malléabilité du nom lui-même, mais il existe également le danger que l’orphisme devienne un peu de tout – et donc rien de spécial.
L’expansion de l’entreprise Orphic dans la série jusque dans les années 1930 aboutit à une négligence similaire. Hormis quelques rares représailles de Delaunay et Kupka entre les deux guerres mondiales en Europe, l’orphisme disparut pour l’essentiel en 1914, même si ses innovations trouvèrent grâce dans d’autres expériences. Les peintures des peintres synchromistes américains Stanton Macdonald-Wright et Morgan Russell, créées entre 1913 et 1917, sont reconnues, tout comme le tableau de Thomas Hart Benton. Souffler (1914-1917) révèle les tentations de la peinture non figurative qui étaient communes même aux artistes les plus improbables du milieu des années 1910. Le bleu électrique et captivant d’une œuvre de Mainie Jellett (1938) correspond sans doute à son environnement Peinture pour la contemplation du cubiste Albert Gleizes (1942). Mais se concentrer sur des résonances purement formelles (et tardives) ne parvient pas à élucider un mouvement déjà lâche et éphémère. Malgré ces défauts, l’exposition rassemble une gamme impressionnante d’œuvres et dépeint de manière fascinante la rencontre d’artistes abstraits à Paris à la veille de la Première Guerre mondiale. Même si les juxtapositions semblent tendues, les peintures individuelles acquièrent une lumière nouvelle – et nouvelle – dans le contexte. polyphonie vibrante de cette exposition Shades.